La Garçonnière, inspiration première

BILLY WILDER, 1960
MIRISH COMPANY, UNITED ARTISTS
JACK LEMMON, SHIRLEY MAC LAINE, FRED MACMURRAY

 OSCARS 1961 : 
MEILLEUR FILM
MEILLEUR SCÉNARIO 
MEILLEUR RÉALISATEUR 
MEILLEURE DIRECTION ARTISTIQUE
MEILLEUR MONTAGE

C.C. Baxter, employé d’une compagnie d’assurance, prête son appartement à ses supérieurs qui y emmènent leurs maîtresses. Il espère ainsi obtenir une promotion. 

Un jour, le chef du personnel, lui demande la clef.

1/5 - Le film de ma (nouvelle) vie !

En cette période intense de mariages, on me demande toutes les semaines comment je suis devenue photographe. Vaste question qui n’a pas qu’une réponse. Je pense être photographe depuis toujours. J’étais photographe même quand je ne prenais pas de photos. En permanence, mon cerveau et mes yeux fonctionnent en images. J’aime la peinture, la photo, et par dessus tout le cinéma. C’est pourquoi j’ai commencé ma vie professionnelle en essayant de faire du cinéma, monde dans lequel la petite provinciale que j’étais a échoué.

Après une décennie à essayer de faire du cinéma, je suis devenue prof d’histoire et de français pendant une petite décennie également. Mais je n’étais plus heureuse, métier difficile, vie urbaine, pas de mutation possible. J’étais coincée.

Un film, que je connaissais depuis toujours (merci maman pour la culture ciné) est venu me chercher, me sauver, me montrer qu’il est toujours possible de renaître : “ I'm on my way”. Ce film m’a d’abord inspiré un petit film de montage, puis j’ai écrit une critique. Le texte que je vous livre ici a été écrit lors de mes débuts dans la photo professionnelle mais il est intrinsèquement lié à ce changement de vie. Je l’ai remanié un peu pour vous. 

Laissez-moi vous présenter ce film si essentiel pour moi !

2/5 - Cruel et sentimental

Billy Wilder écrit The apartment en 1960, immédiatement après le succès de Some like it hot (Certains l’aiment chaud, 1959), un autre film que je vous conseille absolument !  Subjugué par le jeu de Jack Lemmon en Daphné, il se met immédiatement à écrire un rôle dans lequel Lemmon pourra exprimer davantage de nuances. C’est le début d’une collaboration artistique et d’une amitié qui durera jusqu’à la fin de leurs vies. 

The apartment est une critique acerbe du monde du travail, une critique acerbe des relations hommes-femmes. Le travail, l’amour, tout est fait de soumission, de fatalité, de nécessité, de tractations. Mais la critique n’est jamais portée par les personnages eux-mêmes. La romance, (est-ce vraiment une romance ?) entre deux inadaptés qui essaient de se conformer à ce que l’on attend d’eux, est le salut du film. C’est cruel, cynique, mais contrairement à beaucoup de réalisations de Wilder, tendre et sentimental. 

Jack Lemmon et Shirley Mac Laine, mon couple d’acteur fétiche

Wilder écrit donc, dans The apartment, l’un des plus beaux personnages de l’histoire du cinéma, C.C. Baxter, personnage qui ne cesse de s’abaisser dans l’espoir de monter, de gravir les échelons. Les cadres supérieurs, blancs, machistes sont décrits avec des détails remarquables, « I mean in a Volkswagen ! ». Sheldrake, incarné par le parfait Fred MacMurray, impose cette fatuité de l’homme qui sait qu’il a le pouvoir. Le pouvoir sur tout. Les femmes acceptent d’être des objets décoratifs et passagers, avec la conviction que c’est la place qu’elles doivent occuper, « Alors, je lui ai dit : soit tu choisis une voiture plus grande, soit une femme plus petite ». Les hommes acceptent joyeusement d’être des acteurs de cette immoralité par confort et conformisme. 

3/5 Miroir, mon beau miroir, dis-moi qui est le plus fêlé ?

La morale vient donc des personnages secondaires et étrangers. Le docteur paternel, un peu désabusé, un peu amusé. La femme du docteur autoritaire, directe et sans artificialité. Wilder critique les deux valeurs majeures de l’Amérique : l’American Way of life, fait de faux-semblants, d’épouses rangées dans les banlieues chics et de secrétaires sexualisées et le self made man, C.C. Baxter ne comptant pas réussir par son travail mais par son allégeance. Les personnages moraux ne peuvent donc être américains. Wilder est un émigré juif, la liberté offerte par l’Amérique est aussi celle de lui tendre un miroir, même un miroir fêlé. 

Ce plan est pour moi le plus beau du cinéma. Point de rupture du film, le reflet souriant de Baxter s’efface (regardez l’image en haut de l’article).

Wilder décrit l’âme de ses personnages avec une cruelle lucidité. En effet, Baxter grandit, évolue mais n’acquiert pas pour autant de sens moral et Fran, si belle Shirley MacLaine, se complait dans un funeste romantisme. Elle se soumet à son malheur comme à une destinée, choisit l’homme qui lui fera du mal, sans jamais remettre cela en cause. Elle opte pour la résignation, ce qui est, somme toute, paradoxal. Pourtant la prévenance, la féminité, la couardise de C.C. Baxter lui permettent de découvrir un autre personnage masculin, un homme porteur de l’espoir d’une conjugalité heureuse, qui chante en cuisinant, à condition qu’il ne cuisine pas pour lui seul. 

En effet, ici, Wilder et Lemmon, invente un nouvel homme. Loin de la masculinité surpuissante des années 50 et 60, C.C. Baxter est séduisant parce qu’il est faible, touchant parce que sensible, attachant parce que fantasque. Il lâche sans cesse et ses lâchetés sont toutes d’une force absolue. Loin de s’apitoyer, il s’extrait du monde, devient un costume qu’il voudrait vide de lui-même, tant il est encombré de sa personne. La scène de déprime dans le bar, un soir de Noël, la discussion surréaliste sur Fidel Castro, la drague dépressive, la danse joue contre joue d’un homme et d’une femme qui rêvent tous deux que la joue appartienne à quelqu’un d’autre, image absolue de la solitude, c’est indicible de jouissance cinématographique. Le cynisme de Wilder marié à l’ingénuité de Lemmon donnent un chef-d’oeuvre d’une profonde sincérité. 

4/5 - La technique au service de l’histoire

Billy Wilder s’entoure d’une équipe qu’il retrouve de films en films. Dans la garçonnière, tous ont atteint le sommet de leur art. Les décors d’Alexander Trauner sont du génie. Rare Oscar n’aura autant été mérité. L’open space, le premier du cinéma, écrase littéralement les hommes, l’aspiration de chacun est alors d’accéder à un espace personnel, un bureau bocal. Ceux qui n’accèdent pas à cet espace ont le loisir d’observer ceux qui ont réussi à avoir, luxe suprême, une porte en verre sur laquelle écrire son nom. « C.C. Baxter, it’s me ! », affirme-t-il pour pouvoir entrer dans son propre bureau, l’affirmation de l’identité au travail ne passe que par la cloison. 

L’ascenseur évoque, bien sûr, la quête de réussite sociale, il faut « monter » au 27ème étage mais, cet ascenseur est un espace clos, instable, un espace de promiscuité qui agit en révélateur : les hommes draguent, tripotent … Baxter se distingue en entamant une conversation, il est le seul à retirer son chapeau, objet symbole de la soumission au statut. La fille de l’ascenseur lui permet donc de s’échapper, de retrouver sa personnalité, de se soustraire à l’emprise de l’entreprise. 

L’autre décor du film, l’appartement de Baxter, loin d’être un « chez soi » est envahi, l’intimité sans cesse profanée. Il laisse faire. Et lorsqu’il veut utiliser son appartement, « like anybody else does », il se retrouve contraint de mettre son invitée à la porte, la seule personne à qui il refuse l’usage de son appartement est donc la seule qu’il avait invitée. Pourtant, cet espace sans cesse outragé, devient l’espace de grâce, celui où les deux personnages vont se créer une relation « togetherness », enfin fermer la porte. 

La musique d’Adolphe Deutsch est sublime, le jeune John Williams en a fait les arrangements, ce qui s’entend parfois (quelques émanations de Dark Vador lorsque Baxter accède à la promotion). La musique accompagne également la bascule du film, le début étant plutôt comique accompagné de cuivres jazzy, proche de Some Like it hot. Peu à peu, l’amertume, le drame s’installent au son du piano-violon. 

Wilder est connu pour son attention aux détails, cela est particulièrement visible dans l’utilisation des accessoires. Certains objets signifiants circulent et portent les valeurs vagabondes du film : ambition et chapeau melon, soumission et clef, fêlure et miroir, sexe et bouteille de champagne, conversation et cartes à jouer… Loin d’être seulement accessoires, ils permettent à la narration de se faire, de se défaire, de se répondre dans un système d’écho. 

Le montage est lui aussi remarquable, certains plans séquences fixes permettant de transcrire le sentiment d’engluement des personnages, l’immobilisme du système. C’est même là que Wilder porte sa morale. Le système ne peut pas bouger, le cadre ne peut se dérober, la caméra fuir, il faut donc que les personnages agissent, se révèlent depuis le cadre lui-même (la montée d’escaliers de Fran avec travelling et pause en plan fixe en haut des marches, d’une netteté incroyable, est à ce titre remarquable). 

5/5 Une photographie envoûtante

Joseph LaShelle (le directeur photo et maître de la lumière des films de Wilder, de Preminger, de Lubitsh) crée la photo noir et blanc d’un film en CinémaScope, ce qui est étonnant et particulièrement envoûtant. En effet, le CinémaScope équivaut normalement à la couleur. Le choix du noir et blanc dans un format large, imposé par Wilder, crée par LaShelle, classicise l’image. Ce choix aura beaucoup d’influence sur l’histoire du cinéma, comme pour Manhattan de Woody Allen, également en CinémaScope noir et blanc. Cela m’a également beaucoup influencé. Comme vous le savez le noir et blanc est mon langage premier, même si je travaille de plus en plus la couleur. J’aime ce noir et blanc, profond, contrasté, vibrant. 

Le scope permet une vision large de l’environnement dans lequel évoluent les personnages. Cela permet d’appuyer sur l’un des grands thèmes sous-jacents du film, la solitude. Le format permet, en effet, à Lemmon de se cacher dans l’ombre, devant son appartement, lorsque les couples arrivent chez lui. Il est dans le cadre, mais il ne prend plus aucune place. 

Le plan du banc dans Central Park est l’image la plus signifiante du film, les lignes de ce banc sans fin s’étirant à l’infini dans la longue diagonale de l’écran du CinémaScope. Voir cet homme frêle et gelé, en pyjama et par-dessus, échoué sur ce banc glacial, permet de nuancer le mépris que l’on pourrait éprouver pour cet homme aux multiples compromissions. En un plan, le personnage apparait dans sa complexité : un homme seul dans une ville conçue pour la multitude, un homme qui s’impose une nuit de sans-abri par souci de réussite sociale, mais aussi un homme qui ne manque de respect qu’envers lui-même. Cette compréhension du personnage n’existe pas sans l’écran large. 

Remarquez comme l’ombre du banc appuie l’enfermement et la solitude du personnage.

Wilder, qui n’est pas un réalisateur démonstratif, réalise un plan parfait dans l’une des dernières scènes du film. Lemmon et Mac Laine se retrouvent dans l’entrée de la compagnie, ils se séparent, la caméra suit de dos Lemmon qui traverse le hall, censé rejoindre une autre femme. Ce travelling est tellement beau, tellement amer, que certains critiques estiment que Wilder pouvait finir là, regrettant le « happy end ». 

Mais, est-ce vraiment un happy end ? Pour reprendre les mots de Charlotte Garson, « La Garçonnière nous laisse un goût doux et amer : deux perdus font-ils un trouvé ? » 

Beaucoup considère que c’est la collaboration avec I.A.L. Diamond, son co-scénariste (collaboration entamée avec Some Like it hot et qui perdurera jusqu’à la fin de leurs carrières), qui apporte de la douceur dans l’écriture de Wilder. La cruauté envers ses personnages, si présente dans ses chefs-d’oeuvre comme Assurances sur la mort (1944) ou Sunset Boulevard (1950) (écrit avec Charles Brackett), n’apparaît plus ici. Personnellement, je reste persuadée que c’est l’attachement à Lemmon. Autrement comment expliquer la férocité de Fédora (1978), écrit avec I.A.L. Diamond mais sans Lemmon. Dans les 7 films qu’il écrit pour lui, il le sauve à chaque fois. Wilder aime trop Lemmon pour condamner son personnage à la solitude. 

Et, il aime trop les facéties pour ne pas finir sur une réplique percutante alors : 

« Shut up and deal ! » 

Mais pourquoi ce film ?

Mais alors, pourquoi ce film me touche-t-il si particulièrement ? Pourquoi a -t-il eu une telle importance dans ma vie ? (En dehors de mon amour incommensurable pour Jack Lemmon ;-) )

Certes, on peut s’interroger sur le lien entre un courtier en assurances new-yorkais qui laisse son travail investir sa sphère privée et son sens moral par souci d’ascension et une prof d’histoire dijonnaise qui rêve de Morvan.

Le film montre des personnages prisonniers, englués par un système. C’est exactement ce que je ressentais. Je ne parvenais plus à faire correctement mon travail, non pas parce que je n’aimais pas enseigner, ni que j’étais une mauvaise prof mais le système ne me permettait pas de faire ce travail correctement. Difficile de porter attention aux élèves dans des classes de 35 élèves que l’on a 55 minutes par semaine (lycée professionnel), à qui l’on doit enseigner l’histoire, la géographie, l’éducation morale et civique et qui arrive chacun avec des difficultés personnelles et scolaires que personne n’a le temps, ni moralement le courage de prendre en compte.

Le film est plein de cynisme et d’idées noires dans lesquelles il est tentant de tomber lorsque l’on se sent contraint. Sentiment de ne pas être à sa place, d’être en permanence encombré de soi-même, de devoir sans cesse transiger, négocier, renoncer.

Pourtant, ce film porte en lui un vertige d’espoir car il est possible de tout quitter et de tout recommencer. Les deux personnages, à la fin du film, ne nous quitte pas sur un baiser final mais sur une partie de cartes qu’il faut continuer à jouer. Car la vie est comme cela, il faut retrouver le bonheur de jouer ! 

Alors : « Shut up and deal ! » , tais-toi et agis ! Je l’ai fait. J’en suis heureuse.

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